« Manger, Orangien, il faut ! Laisser nourriture dans l'assiette, il ne faut pas ! C'est que des forces il faut, c'est que de la tristesse il ne faut surtout pas ! »
La voix grasseyante et faussement sévère de Moao Amba dominait le grondement sourd de la pluie sur le toit de la gargote. Le chef cuisinier sadumba s'affairait devant les plaques-feu sur lesquelles rougissaient des marmites de cuivralu. Tout en parlant, il jouait en virtuose des flacons colorés d'épices, qu'il saisissait et reposait sans regarder sur les étagères étroites fixées sur les cloisons de bois.
Moao Amba était une curiosité locale, l'exception qui confirmait la règle : son naturel jovial, truculent, contrastait avec l'humeur perpétuellement morose de ses complanétaires sadumbas. Son ventre blanc et débordant de graisse tombait sur un court tablier constellé d'auréoles sombres. Le reste de son corps était entièrement nu. Ses cheveux noirs et huileux étaient rassemblés en une succession de chignons ronds de taille décroissante qui formaient un chapelet rigide sur le sommet de son crâne.
« Manger ! Manger ! Ce que Moao Amba prépare, d'habitude excellent tu le trouves, non ? »
Son énorme main poussa l'assiette en direction de Tixu Oty, juché sur l'un des tabourets rustiques du comptoir.
« Ça n'a rien à voir, Moao, objecta mollement l'Orangien. Je n'ai pas très faim, aujourd'hui... »
Il était venu, comme tous les jours, prendre son déjeuner aux Délices Indigènes, une cabane de bois brut perchée sur pilotis à l'orée de l'impénétrable forêt jouxtant les faubourgs de l'agglomération. Il fallait, pour avoir l'incommensurable honneur de compter parmi les clients privilégiés de Moao Amba, emprunter la passerelle de cordes qui enjambait le fleuve Agripam sur sa partie la plus large. Une passerelle si instable et glissante que les amateurs de spécialités locales se devaient de progresser avec une extrême prudence et que, par conséquent, ils laissaient à la pluie tout le loisir de les tremper jusqu'aux os. Mais, à tout prendre, il valait mieux arriver vivant et mouillé que d'aller voir de trop près les lézards des fleuves qui dérivaient en contrebas sur les faibles courants, aussi immobiles que des troncs d'arbres.
« Ce que c'est, Moao le voit ! Mumbë, hein ? Trop forcer sur alcool, mauvais pour le dessous du crâne ! A moins que... d'une vieille putain de la taverne amoureux tu ne sois chuté ! »
Une série de halètements rauques s'échappa de la gorge de Moao Amba. Son rire tenait de la toux caverneuse, de la suffocation asthmatique et du grondement d'orage. Très content de lui, il se flanqua quelques claques sonores sur les cuisses. Une onde sismique parcourut ses fesses rebondies, ses hanches boudinées, ses pectoraux affaissés et son double menton.
Les autres clients, des habitués dont les visages étaient plus ou moins familiers à Tixu — mais pouvait-on trouver autre chose que des habitués aux Délices Indigènes ? — relevèrent la tête et suspendirent leur mastication. Un Sadumba en train de rire, même s'il s'agissait de Moao Amba et qu'il était connu pour cela, restait un spectacle rare qu'il ne fallait manquer sous aucun prétexte. Un événement qui relançait les conversations agonisantes et qui évitait la panne totale de sujet, toujours à craindre sur Deux-Saisons.
Les plateaux vides avançaient sur le tapis roulant mécanique de la cuisine et s'immobilisaient à proximité des plaques-feu. Moao Amba les garnissait d'assiettes fumantes, de gobelets remplis d'infecte piquette et de couverts en plastique avant de taper sur les touches durcies d'une archaïque console de téléguidage. Ils reprenaient alors leur élan, décollaient au bout du tapis, voltigeaient dans l'air saturé d'humidité et se posaient sur les tables de la salle intérieure ou de la terrasse couverte (si l'on peut prétendre couvert un lieu où l'on s'expose autant à la pluie que sous un arbre dépouillé de ses feuilles). Puis, une fois verres et assiettes vidés de leur contenu, ils s'en revenaient par le même chemin, porteurs de nouvelles commandes ou de cartes de paiement. Le Sadumba n'avait pas besoin d'assistance pour superviser et coordonner cet incessant ballet. Il s'acquittait de ses multiples tâches avec l'efficacité et la majesté d'un maître musicien dirigeant un orchestre symphonique 3-D du pays d'Organ.
Tixu s'efforça d'avaler quelques bouchées pour faire plaisir au cuisinier. Son filet de saumon vert lui parut d'une fadeur insupportable, malgré la saveur piquante et amère de la cardiane, une épice importée de Point-Rouge.
Son étrange passagère du matin continuait de lui hanter l'esprit. Il avait tenté de la chasser hors de lui, comme on essaie d'éloigner une mouche entêtée qui revient sans cesse à la charge, précédée de son horripilant bourdonnement. Mais la Syracusaine imprégnait chacune de ses pensées, sous une forme ou sous une autre. L'image de cet énigmatique et merveilleux visage, encadré de ces deux mèches aux reflets d'or qui en soulignaient l'épure, occupait chaque recoin de son désert intérieur. L'image de ces yeux bleu, vert et or, à la fois empreints de sensibilité et de mépris... L'image de ces dents colorées de nacrelle bleutée, de cette bouche aux lèvres ourlées de blanc, d'où surgissaient parfois, rompant le charme de la voix, des traits blessants, empoisonnés. L'image de ces fines mains, de ces ongles acuminés et argentés capables de se transformer en redoutables griffes. Cette fille pétrie de grâce et d'arrogance avait exhumé au plus profond de lui des sensations qu'il avait crues à jamais enterrées. Elle lui était parfaitement inconnue et pourtant elle était une clé intime qui avait entrouvert une porte condamnée par l'accumulation de la rouille du temps. La raison de Tixu, ou ce qu'il en restait, avait beau s'escrimer à lui rappeler qu'il ne la reverrait jamais, que s'acharner à espérer le contraire relèverait de l'idiotie pure et simple, il ne parvenait pas à se défaire d'elle, comme si ses gestes, sa voix, son odeur l'avaient ensorcelé, l'avaient envoûté.
Il se posait une foule de questions auxquelles il ne trouvait pas le moindre commencement de réponse, et ces questions sans réponse appelant d'autres questions sans réponse dansaient une gigue endiablée dans son cerveau fatigué. Il avait essayé, pour échapper à cet épuisant remue-ménage, de s'immerger corps et âme dans sa torpeur habituelle, dans cet état second, liquide et froid, où les pensées finissaient par se noyer. Mais l'observation des hypnotiques gouttes de pluie qui brouillaient les vitrines de l'agence n'avait pas réussi à le replonger dans l'ennui familier.
Qu'est-ce que cette superbe Syracusaine allait bien foutre sur Point-Rouge, planète des raskattas, dépotoir de la Confédération, plaque tournante de tous les trafics y compris celui de la viande humaine ou mutante, lieu de villégiature de toute la racaille, hors-la-loi, criminels, malfaiteurs, aventuriers, des mondes recensés ? Un monde interlope, dangereux, sur lequel la présence de l'interlice confédérale avait uniquement valeur de symbole et où affluaient nobles et bourgeois des planètes du Centre, en quête de sensations fortes. Sans oublier Matana, la vieille ville, le mystérieux fief des indigènes prouges dans le labyrinthe duquel aucun étranger ne s'aventurait sans une solide escorte.
Au charme autoritaire de sa passagère, l'Orangien n'avait opposé qu'un humour douteux et une résistance dérisoire. Il se demandait encore quelle était la part de vérité dans le boniment qu'elle avait cru bon de lui servir. Probablement, se disait-il avec amertume, une fable de ce genre, proférée par la bouche édentée et les lèvres ramollies d'une putain de la taverne, n'aurait-elle pas suscité le même intérêt en lui ?
L'inspobot ne s'était pas encore manifesté. Tixu se savait condamné à court terme, mais il n'appréciait pas à leur juste valeur ses dernières heures de liberté — avait-il été un jour libre ? — car la tourmente qui soufflait sous son pauvre crâne ne lui laissait aucun moment de répit.
« Décidément, c'est que de manger tu refuses ! maugréa Moao Amba. Et si de manger tu refuses, c'est que ton argent tu garderas !
— Ce n'est pas ta faute, Moao, murmura Tixu, absent. Il n'y a aucune raison que je ne te paie pas...
— Vraiment, c'est de la peine que tu me fais ! » soupira le Sadumba.
Il arbora une mine excessivement contrite, roula des yeux exorbités et grimaça de telle façon que l'Orangien ne put s'empêcher d'esquisser un sourire.
« Enfin ! jubila Moao Amba. De voir sur ta face un sourire revenir, c'est un grand plaisir que ça me fait ! La première fois c'est depuis que chez moi tu es entré !
— Moao Amba, pourquoi crois-tu que je m'oblige chaque jour à venir chez toi, à me faire tremper comme une soupe et à me rendre malade avec ce que tu me fais bouffer ? lança Tixu, entrant dans le jeu du cuisinier. Tu penses peut-être que je m'emmerderais à supporter ton sale caractère si je ne t'avais pas à la bonne ? »
A peine avait-il prononcé ces paroles qu'un pressentiment l'envahit, avec une puissance et une acuité surprenantes : jamais plus de sa vie il ne reverrait Moao Amba, roi misérable et nu trônant sur sa cabane de pacotille. Il eut la fugitive prémonition d'une silhouette qui l'attendait à l'intérieur de l'agence. Probablement l'inspobot.
« Il faut que j'y aille. Adieu, Moao. »
Sa voix s'étrangla d'émotion et ses yeux gris larmoyèrent. Cette sensation lui parut déplacée, incongrue : cela faisait bien une ou deux éternités qu'il n'avait pas pleuré. Mais un stupide reste de fierté, ou de pudeur, l'empêcha de laisser couler ses larmes.
« Adieu ? Adieu, on le dit c'est quand les amis on ne reverra plus ! protesta le cuisinier, interloqué par la soudaine gravité qui affectait les traits de l'Orangien. Alors c'est que plus ne me revoir tu penses ! Alors c'est que... ce que je te sers à manger tu n'aimes plus !
— Je n'ai jamais aimé, de toute manière ! s'efforça de plaisanter Tixu. Mais, tu sais, il suffit que je tombe de cette foutue passerelle et hop ! adieu Tixu Oty ! Les lézards des fleuves ne laisseraient pas grand-chose de moi !
— Non ! Rien tu ne risques ! C'est que toi non plus, tu n'es pas bon à manger ! »
Le rire assourdissant de Moao Amba se propagea comme une bombe à diffusion lumineuse. Il fit d'abord trembler les parties adipeuses de son corps, puis sa vibration s'étendit aux minces cloisons de la cuisine et enfin aux tables, chaises et plateaux de la salle et de la terrasse. Rire que certains ne manqueraient pas de commenter pendant deux journées standard. Tixu enveloppa d'un dernier regard le Sadumba hilare, se leva et traversa la grande salle du restaurant, saluant au passage quelques têtes. Des compagnons de beuverie peut-être : sur Deux-Saisons, cela suffisait parfois pour nouer des liens. De sa place désormais libre, un plateau s'éleva silencieusement et alla se poser avec les autres sur le tapis mécanique de la machine à ondes lavantes.
La passerelle, assemblage douteux de grosses cordes glissantes et de cordelettes coupantes, ployait sous le poids de Tixu. En contrebas, cinq ou six lézards s'ébattaient et soulevaient de grandes gerbes d'eau qui parsemaient la surface du fleuve de traînées d'écume blanche. Les Délices Indigènes étant situées à l'écart de l'agglomération, il était courant d'y voir à proximité les plus grands de ces monstres, des adultes dont certains atteignaient une taille de quinze mètres.
Tixu se prépara à subir son sort avec l'angoisse résignée du condamné à mort qui sait que rien ni personne ne pourra repousser l'heure de l'exécution. Lorsqu'il commanda l'escamotage du volet magnétique de l'agence, son pressentiment se transforma en certitude.
On l'attendait en effet. Trois formes immobiles, tapies dans la pénombre, derrière et sur les côtés du bureau. Mais Tixu se rendit compte, avant même de presser l'interrupteur mural des plafonniers lumineux, que ces ombres menaçantes n'étaient pas celles d'inspobots. Les lampes à eau s'emplirent peu à peu de lumière blanche.
Il y avait là deux hommes vêtus de combinaisons grises et mates dont les plastrons s'ornaient de triangles entrecroisés, argentés et brillants. Des masques blancs aux étroites fentes oculaires épousaient les contours de leur visage comme une seconde peau rigide et greffée. Le troisième individu, assis à la place de Tixu, était entièrement enfoui dans une ample capuche vert clair qui, comme les masques de ses deux compagnons, soustrayait ses traits aux regards. L'Orangien distingua seulement un menton prognathe, brunâtre, et une bouche sans lèvres, une large entaille aux bords noirs et aiguisés.
« Euh... messieurs, qu'est-ce qui... bredouilla Tixu ? Vous auriez pu attendre l'ouverture de l'agence... Qui vous a permis d'entrer ? »
Les trois intrus ne répondirent pas et demeurèrent parfaitement immobiles. Mal à l'aise, gagné par une angoisse sournoise, il eut l'intuition que ces drôles de types avaient quelque chose à voir avec sa passagère du matin. Il avança vers le bureau et tenta de raffermir sa voix : « Qui êtes-vous et que voulez-vous ? »
La frayeur monta en lui à la vitesse d'un chigalin cornu au galop. De ces spectres pétrifiés en face de lui, de ces masques lugubres et de cette capuche figée émanait un parfum de mort. Malgré lui, Tixu se prit à regretter de ne pas se retrouver en face d'un inspobot.
Glacé d'effroi, il s'approcha à moins d'un mètre du bureau. Son cerveau paniqué, court-circuité, était dans l'incapacité d'émettre la moindre pensée cohérente. Les battements sourds de son cœur affolé lui martelaient la cage thoracique et les tympans.
« Veuillez immédiatement... »
Le bras de l'homme masqué placé sur sa gauche se détendit comme un ressort et sa main, d'une dureté de pierre, frappa l'Orangien au défaut de l'épaule. Transpercé par une lame de douleur, Tixu tomba à genoux, entièrement vidé de ses forces, un goût de sang dans la gorge. Un talon lui percuta le bas-ventre et lui coupa le souffle. Il se plia comme un sac vide et s'effondra sur le carrelage froid et humide où il se recroquevilla en position de fœtus. Tête contre genoux, mains posées sur la nuque, il n'eut plus qu'une lointaine perception de son corps. Il éprouva surtout la réalité de la douleur, de cette insupportable souffrance qui le clouait au sol comme un insecte épinglé sur un morceau de bois. Des filets de bave et de bile s'échappèrent des commissures de ses lèvres et dégoulinèrent sur son menton. Il capta les bribes d'une conversation qui semblait se tenir à des années-lumière de là :
« Cela suffira-t-il, monsieur ? fit une voix déformée par le masque.
— Ça devrait aller. Vous m'aviez promis de faciliter mon inquisition mentale, n'est-ce pas ? Si vous aviez cogné plus fort, il n'aurait plus été en mesure de penser et nous aurions été bien avancés. »
Le timbre de cette deuxième voix était métallique, guttural, vibrant.
« Ouais, mais la fille, elle, elle vous met en échec ! reprit la première voix. Nos méthodes sont peut-être plus grossières que les vôtres, plus physiques, mais elles ont fait leurs preuves !
— Je ne perdrai pas de temps à débattre sur les avantages respectifs de nos méthodes.
— En tout cas, si la fille s'est envolée par déremat, elle n'a pu le faire que d'ici. Dans ce trou, une seule autre agence en possède un et il est en panne depuis trois semaines standard. Quant à la navette ordinaire, elle ne passe que dans deux jours...
— Nous allons vérifier tout de suite. »
Le Scaythe lecteur se leva, fit le tour du bureau et s'accroupit à côté de Tixu. Malgré l'atroce douleur qui le maintenait dans ses serres griffues, l'Orangien se rendit compte avec horreur que quelque chose d'impalpable et de froid s'introduisait à l'intérieur de son cerveau, qu'un tentacule ondoyant et avide d'informations furetait sous son crâne. Un réflexe inconscient, un instinct primitif de défense, le poussa à se rebeller contre cette abominable violation de son territoire intime. Il tenta de contracter ses muscles et de se relever, mais en pure perte. Ce spasme de révolte ne réussit qu'à générer un surcroît de souffrance. Une aiguille chauffée à blanc le perfora de part en part. Il gémit et demeura prostré sur le carrelage, témoin lucide mais impuissant de la profanation de son sanctuaire de silence. Il crut deviner que l'invisible envahisseur cherchait des renseignements sur sa passagère du matin, qu'il eut le sentiment de trahir contre son gré. Mais ses perceptions étaient tellement floues, tellement vagues qu'il ne parvenait plus à démêler le rêve de la réalité. Très loin s'ouvrait une bouche obscure auréolée de lumière bleue, qui fredonnait un attirant chant de repos.
Le Scaythe lecteur se redressa.
« La situation se complique. La fille est partie ce matin sur Point-Rouge. Elle n'avait pas assez d'argent, mais ce crétin n'a pas pu résister à ses techniques de science inddique et lui a vendu un voyage au rabais.
— Bordel de merde, elle nous a filé entre les doigts !... Mais nos frères de Point-Rouge ont été prévenus. Ils s'occuperont d'elle !
— Nous allons nous en assurer, fit la voix métallique, saupoudrée d'une pointe d'agacement. Il nous suffit de programmer ce déremat aux coordonnées où elle a été expédiée.
— Si vous le jugez nécessaire, monsieur... Qu'est-ce qu'on fait de ce minable ?
— On s'en débarrasse. Le peu qu'il sait, ou qu'il devine, c'est déjà trop. Mais avant, je dois récupérer le code d'accès de la machine. »
Pour parer à toute éventualité de piratage, chaque responsable d'agence gardait le code secret du téléporteur en mémoire. Le tentacule impalpable et froid s'insinua une nouvelle fois dans l'esprit de Tixu, qui gisait, pantelant, brisé, au pied du bureau. L'engourdissement gagnait peu à peu ses épaules, ses bras et son dos.
« Bien, je l'ai ! annonça la voix métallique.
— Comment préférez-vous que je le supprime, monsieur ? Je l'égorgé ou je lui brise les vertèbres du cou ?
— Ni l'un ni l'autre. Il faut que sa mort paraisse naturelle. Tant que le Plan est encore en cours d'exécution, personne ne doit être amené à se poser des questions. La probabilité est infime, mais nous devons en tenir compte. Il boit régulièrement de l'alcool. L'un de vous deux ira le précipiter dans le fleuve Agripam. On croira qu'il était ivre et qu'il a perdu l'équilibre. Les reptiles géants se chargeront de lui. Ce genre d'accident arrive fréquemment ici.
— Comment savez-vous tout cela ? »
Une admiration contenue imprégnait la voix filtrée par le masque.
« C'était imprimé en lui. Vous voyez que nos méthodes ont parfois du bon. » Le Scaythe paraissait apprécier cette menue revanche. « Partons, maintenant.
— Nous n'attendons pas celui de nous deux qui...
— Pas le temps. Vous connaissez les consignes. »
Tixu perçut des mouvements autour de lui. Des mains se glissèrent sous ses aisselles et l'aidèrent à se relever. Les paroles qu'il avait entendues avaient déclenché une folle panique en lui, mais il était incapable d'esquisser le moindre geste de défense. Le coup porté sur son épaule avait anesthésié à la fois sa volonté et sa motricité. Il partait à la mort en toute lucidité mais dans un tel état de faiblesse qu'il ne lui restait plus que le ressort de le déplorer.
Il discerna encore le claquement sec et caractéristique du sas métallique. Le Scaythe lecteur et le deuxième mercenaire s'engouffrèrent dans le couloir d'accès au salon du déremat.
Dehors, l'air frais et les gouttes de pluie ranimèrent l'Orangien, mais ce fut insuffisant pour lui permettre de traduire physiquement sa révolte intérieure. Il voulut appeler, hurler, mais aucun son ne franchit sa gorge, seulement un hoquet dérisoire qui déclencha une nouvelle coulée de bave sur son menton. L'homme masqué, collé à lui, le soutenait et l'obligeait à avancer. L'image de la Syracusaine transperçait la brume qui noyait son esprit. Il lui semblait que sa bouche ourlée de blanc lui adressait un murmure de reproche. Il n'avait même pas la force de se justifier, de clamer son innocence. Les contours du visage accusateur s'estompaient, se diluaient dans l'uniformité maussade des rues désertes et des constructions gommées par la pluie.
Il aperçut, comme dans un cauchemar, les hautes cimes des arbres de la forêt. Puis d'amples mouvements de balancier lui donnèrent un début de nausée. Il comprit alors qu'ils progressaient sur une passerelle de cordes. Il agrippa la corde supérieure du garde-corps, mais l'autre lui enfonça brutalement son genou dans les reins et le contraignit à lâcher prise.
Les écailles jaunes et les yeux rubis d'un groupe de lézards crevaient la surface grisâtre du fleuve, hérissée d'épines de pluie. Le mercenaire s'immobilisa au milieu de la passerelle et desserra son étreinte. Puisant dans ses dernières réserves de volonté et d'énergie, Tixu mit à profit ce léger relâchement pour s'arc-bouter sur la corde dansante. Il savait que c'était inutile, que la mort avait déjà déployé son aile sur lui, mais son instinct de survie dictait désormais ses réflexes. Des visions fugitives affluèrent en désordre sur l'écran de son esprit : la Syracusaine, un inspobot, un uniforme gris, une capuche verte, une bouche hideuse, les écharpes nuageuses parcourant le ciel d'Orange, l'arbre-scie du jardin de son oncle, sa mère... Jamais il n'avait revu aussi nettement le visage bouleversant de sa mère... Elle est partie, il reste, enfant étonné et triste, ils n'ont pas eu le temps de faire connaissance...
Le mercenaire saisit Tixu par la taille et le précipita dans le vide. L'Orangien eut encore la présence d'esprit de s'accrocher des deux mains à la corde et resta suspendu entre ciel et terre. Son épaule, au supplice, se disloqua dans un craquement sinistre. L'homme masqué, surpris par un brusque écart de la passerelle, perdit l'équilibre et voulut se rattraper à son tour au parapet, mais les cordelettes intermédiaires, tendues à rompre par le poids de Tixu, s'effilochèrent subitement. Le pont mouvant gîta sur toute sa longueur. Le mercenaire retomba lourdement sur l'Orangien. Les deux hommes basculèrent ensemble dans le vide. Un hurlement de désespoir s'échappa du masque blanc.
La dernière vision qu'eut Tixu avant de s'abîmer dans l'eau glaciale, ce fut une mosaïque mouvante d'écaillés jaunes, d'yeux rouges et de triples rangées de dents pointues. Il s'enfonça d'abord dans les sombres profondeurs du fleuve, puis remonta comme une bille de bois. Proche de l'hydrocution, à demi asphyxié, il tenta désespérément de reprendre son souffle et de se maintenir à la surface, mais épaules, jambes et bras refusèrent de lui obéir. Il entrevit le masque blanc qui flottait à quelques mètres de lui. Il entrevit également les queues sinueuses et les gueules béantes des lézards qui, attirés par cette soudaine agitation, se ruaient sur leurs proies. Les gueules des reptiles se refermèrent d'abord sur le mercenaire. Un premier coup de mâchoire lui arracha une jambe, un deuxième lui emporta le bras, un troisième lui broya la tête. Les autres se disputèrent son tronc démembré et décapité. Une large corolle pourpre s'épanouit dans l'eau boueuse.
Exténué, abattu, Tixu cessa de se débattre et se laissa couler.
Maman, pourquoi es-tu morte ? Moi aussi, je vais mourir... Pourtant, je veux vivre... Vivre... Pas mourir... Je ne t'ai pas connue, mais elle, j'aurais tant voulu la connaître...
Il n'éprouvait pas un réel sentiment de révolte mais une tristesse résignée et teintée de regret. Une sensation de gâchis, d'absurdité. Au-dessus de lui, les abdomens blanchâtres des lézards dansaient un étrange ballet aquatique. De puissants tourbillons happèrent Tixu. Deux taches écarlates crucifièrent l'opacité de l'eau. Il pensa qu'un gigantesque lézard venait à son secours. C'était une pensée idiote, bien sûr. Un désir extravagant, un ultime rêve de vie...
Il perdit connaissance. Il sombra dans un gouffre entouré de murailles aquatiques. Sa mère lui apparut. Il la supplia de l'aider, mais elle le fixa d'un air désolé et lui proposa à boire. Il ne voulait pas boire, ses poumons et son ventre boursouflés avaient déjà fait le plein d'eau. Une femme nue l'attendait au fond du gouffre. Il reconnut la Syracusaine et son cœur bondit de joie. Mais chaque fois qu'il se rapprochait d'elle, qu'il était sur le point de la toucher, elle s'éloignait avec un horrible ricanement moqueur. Jamais il ne pourrait l'atteindre. Cette pensée l'attrista. Il eut envie de pleurer comme un enfant. La Syracusaine eut pitié de lui et se transforma en femme sadumba dont les volumineuses mamelles retombaient sur les replis adipeux du ventre. Il y avait de l'amour dans ses petits yeux noirs et fendus. Ses bras puissants et potelés le soulevèrent comme une brindille. Elle le pressa sur ses seins, le câlina et fredonna une comptine enfantine. Mais l'odeur de sa peau était écœurante, insupportable. Il rua sauvagement pour se dégager de l'étau de ses bras. N'y parvenant pas, il grêla sa poitrine de coups de pied et de poing et poussa des cris indignés.
Il ouvrit les yeux. Une pellicule de sueur glacée recouvrait son corps. L'endroit baignait dans une obscurité paisible, rassurante. Il se rendit compte qu'il était allongé. Il tenta de se lever mais une écharde brûlante lui embrasa l'épaule et il y renonça. Des images confuses se bousculèrent dans sa tête endolorie : la passerelle instable, ses poings crispés sur la corde, les lézards, le tronc ensanglanté de l'autre, le gouffre, l'eau... L'eau ! L'eau ! Respirer, il lui fallait respirer ! Il ne pouvait endiguer la montée de l'eau dans ses, poumons. Submergé par une vague de panique, il haleta, il suffoqua. Lorsqu'il comprit qu'il n'avait plus à craindre le manque d'air, il s'apaisa et s'abandonna à l'intense fatigue qui se déposait en chacune de ses cellules. Il se demanda furtivement s'il était encore vivant.
Durant un laps de temps impossible à déterminer, il alterna les états de somnolence fiévreuse, les réveils en sursaut, les accès de délire visuel et verbal. Puis il recouvra peu à peu l'essentiel de ses facultés mentales et ses yeux s'accoutumèrent à la pénombre. Il se trouvait à l'intérieur d'une sorte de cabane, constituée d'une armature de madriers blancs, ronds, et de cloisons fabriquées dans un matériau qu'il n'avait jamais vu auparavant. Il reposait sur un matelas poreux, spongieux, à la consistance à la fois dure et confortable. Une peau écailleuse et légère lui servait de couverture. Une odeur fétide imprégnait l'intérieur de la pièce. Elle lui évoquait quelque chose de familier mais il n'aurait su dire quoi. Il distingua également des rais de lumière, qui révélaient la présence d'une porte sur la cloison d'en face.
Il entreprit une nouvelle fois de se lever, mais la douleur le maintint cloué sur le matelas. Sa main maladroite, tremblante, se promena sur son visage, épousa les reliefs de son front, de son nez, de ses lèvres. Il perçut confusément, au bout de ses doigts, la palpitation ténue et la tiédeur de sa peau.
La porte s'ouvrit et livra passage à une femme sadumba. D'une main elle tenait une antique torche à lampe nyctron, dont les lueurs vacillantes caressaient sa peau, de l'autre elle portait un bol fumant. Ses cheveux lisses, tombant en pluie noire sur ses épaules et ses larges hanches, constituaient son seul vêtement. Les aréoles brunes de ses seins et son épaisse toison pubienne formaient des taches sombres sur la blancheur laiteuse de son corps. Lorsqu'elle vit que Tixu avait repris connaissance, un sourire chaleureux illumina son visage rond. Ses pommettes se hissèrent pratiquement à hauteur de ses yeux, renfoncés et luisants sous les arcades saillantes.
Elle se pencha sur lui et, d'un mouvement de tête, lui intima l'ordre de boire le contenu du bol. L'odeur qui se dégageait de la femme agressa les narines de l'Orangien. C'était un fumet rance, identique, mais concentré, à celui qui suintait des murs, du matelas, de la couverture. Il faillit vomir.
« Là, là, là, ça bon pour toi, fredonna-t-elle d'une voix aiguë et dans un nafle approximatif. Là, là, là, la vie te redonner. Là, là, là, des forces retrouver... »
Elle plaça d'autorité le bord arrondi du bol entre les lèvres de Tixu. Un liquide bouillant se répandit dans sa gorge, lui tirant des larmes. La brûlure se propagea dans son tube digestif, dans son estomac. Il grimaça, regimba, détourna la tête, recracha. La femme posa calmement la torche sur le sol, s'accroupit, lui saisit fermement la nuque et le contraignit à avaler le contenu entier du bol.
« Là, là, boire très chaud. Là, là, meilleur pour santé. Là, là, dedans toute la force du lézard. Là, là, prendre la force du lézard. Là, là, prendre son invincibilité... »
En l'entendant prononcer le mot « lézard », Tixu fit aussitôt le rapprochement entre la pestilence émanant du corps de la femme et les grands reptiles. Un jour, Moao Amba l'avait entraîné au bord du fleuve Agripam, et, dissimulé dans les branches d'un rabougri feuillu, il avait pu observer de près un jeune lézard isolé. La chose qui l'avait le plus frappé, en dehors de sa peur, c'était cette tenace odeur de graisse aigre et rance, la même exactement qui régnait à l'intérieur de la cabane.
Une fois qu'il eut péniblement vidé le bol — le liquide bouillant était par contre sans saveur particulière —, la femme se saisit d'un minuscule flacon posé sur une étagère basse, dont elle retira précautionneusement le bouchon. Etagère, pot et bouchon n'étaient rien d'autre que des cartilages ou des vertèbres de reptile géant. Elle plongea les doigts à l'intérieur du récipient, les enduisit d'une substance ambrée puis les frotta sur l'épaule de l'Orangien en un mouvement lent et régulier. Instantanément, une chaleur bienfaisante se diffusa sous la peau de Tixu. La douleur et la fatigue s'évanouirent comme par enchantement et une douce euphorie s'empare de lui.
« Là, là, très bien pour blessure. Là, là, venir du Grand Lézard. Là, là, guérir maintenant. »
Pendant qu'elle le massait, les pointes de ses seins lui effleuraient délicatement le ventre et le torse.
« Bras pouvoir bouger. Comme avant. Epaule cassée maintenant réparée... »
Une porte claqua. Elle suspendit ses mouvements et prêta l'oreille un court instant. Son large sourire dévoila des dents blanches, saines, parfaitement alignées.
« Kacho Marum ! s'exclamat-elle. Ima sadumba de la forêt profonde. Je Malinoë. Lui, Kacho Marum, mari. Père de mes enfants. Lui plonger dans fleuve pour te sauver... »
Kacho Marum fit son entrée dans la pièce. Il ne ressemblait pas aux Sadumbas que Tixu connaissait. Il était plus grand, et ses muscles, contrairement à ses complanétaires enrobés de mauvaise graisse, saillaient sous sa peau. De lui émanait une impression de dignité, de majesté même, en dépit de sa nudité intégrale. Il imposait d'emblée le respect. Sous ses sourcils épais et ses arcades proéminentes ses yeux noirs brillaient fièrement. Il portait la coiffure traditionnelle des imas sadumbas : cheveux tirés en arrière, assemblés au sommet du crâne et formant un cône soutenu par un tuteur en os sur lequel ils étaient attachés. Il échangea quelques mots avec Malinoë en langue sadumba. La frimousse d'un enfant s'immisça dans l'entrebâillement de la porte. Deux yeux ronds et dévorés de curiosité dévisagèrent Tixu avec avidité.
Kacho Marum tourna les paumes de ses mains en direction de l'Orangien, une manière coutumière de souhaiter la bienvenue. Les Sadumbas vivant aux abords de l'agglomération saluaient de la même façon, mais ce qui était devenu pour eux une habitude vide de sens, un geste machinal, demeurait visiblement pour Kacho Marum un vivant symbole de la tradition d'accueil du peuple de la forêt.
« Comment te sens-tu, jeune hôte ? demanda-t-il d'un ton à la fois grave et affable.
— Euh... ça va... », articula Tixu.
Sa propre voix lui parut étrangère, rapportée, comme s'il se parlait à lui-même par l'intermédiaire d'un holophone. Il n'appréhendait pas encore la réalité des formes, des objets, de ce couple étrange et magnifique dans sa nudité édénique.
« Où... où suis-je ? »
Le Sadumba se frappa le torse du plat de la main.
« Chez Kacho Marum, ima sadumba de la forêt profonde.
— Et... c'est vous qui m'avez sorti de... l'eau ? »
Kacho Marum libéra un rire enfantin, comme si la question de Tixu le divertissait au plus haut point.
« Oui. Eh bien, oui. Mais pas seul !
— C'est impossible, protesta l'Orangien. Impossible... Personne ne peut échapper aux lézards...
— Les lézards sont les amis de Kacho Marum », répondit le Sadumba avec la simplicité de l'évidence.
Malinoë rangea le précieux récipient, se leva et sortit. Elle referma soigneusement la porte derrière elle, au grand désappointement de l'enfant qui gonfla ses joues et poussa un phénoménal soupir avant de s'éclipser. Kacho Marum s'assit à même le sol, jambes repliées. Avant de trouver sa position définitive, il saisit sa verge entre le pouce et l'index, en étira le prépuce à deux reprises et la reposa délicatement sur le coussin de ses bourses. Ce geste impudique, qui aurait pu paraître déplacé chez n'importe qui d'autre, ne choquait pas venant de lui. Des gouttes de pluie ruisselaient encore sur sa peau blanche et glabre parsemée par endroits de minuscules tatouages géométriques. Sa voix basse, puissante, semblait receler des trésors de patience et de bonté.
« Rendons grâce à Aum Tinam de nous offrir la bénédiction de la vie, déclama-t-il avec une soudaine et insolite emphase. Je venais, comme chaque jour, célébrer mon amitié avec les lézards des fleuves, incarnations des dieux ici-bas. Lorsque j'arrivai au bord de l'Agripam, mes yeux virent deux hommes des mondes de Tailleurs se battre sur une passerelle. Ces deux hommes tombèrent dans l'eau du fleuve, l'eau du dieu Méhom. Une pensée alors me vint : ces gens ne méritent pas le présent que leur a offert Aum Tinam, et mes amis les lézards accompliront la tâche qui leur est confiée. Ils leur retireront ce bien précieux qu'est la vie ! »
Il marqua un temps de pause, se pencha en avant et se rapprocha le plus près possible de Tixu, comme pour lui faire d'inestimables confidences. Il était également imprégné de l'aigre odeur des reptiles géants.
« Le bien de l'un des deux hommes lui fut retiré tout de suite. Mais ensuite une chose extraordinaire se passa : le Grand Lézard, celui dont la force est impensable pour nous, êtres à deux jambes, se jeta sur ses frères et leur interdit de toucher au deuxième homme. De son grand corps il fit un rempart infranchissable afin de sauver un homme des mondes de Tailleurs ! Contre ses propres frères des eaux ! Et ça, c'est la première fois qu'un tel événement se produit ! »
L'étonnement et l'admiration se lisaient dans les traits, les yeux, le corps entier du Sadumba. Sa voix n'était plus qu'un mince filet sonore lorsqu'il reprit :
« Les légendes disent que celui qui échappe à la colère des lézards, celui-là vivra une destinée hors du commun. Les dieux lui donneront l'immortalité. Eh bien, oui, l'immortalité ! C'est pourquoi je n'hésitai pas : je plongeai dans le domaine de Méhom et j'aidai le Grand Lézard à ramener le deuxième homme, moitié noyé, moitié assommé, deux tiers mort, sur la rive... »
Kacho Marum se tut et observa les réactions de Tixu. Les paroles de l'ima sadumba glissaient sur lui comme un rêve. Il douta tout à coup de sa raison, de la réalité de sa présence dans cette cabane, de sa santé mentale et de celle de son interlocuteur.
« Impossible ! Ce sont des monstres préhistoriques ! Ils attaquent tout ce qui bouge ! Vous n'avez pas pu me sortir de l'eau, ils vous auraient déchiqueté...
— Et comment auraient-ils osé s'attaquer à Kacho Marum alors qu'il s'en allait repêcher un homme protégé par le Grand Lézard en personne ? répliqua calmement le Sadumba. Crois-moi, jeune hôte, c'est un signe exceptionnel que de survivre aux lézards ! Eh bien, oui, très exceptionnel ! Un grand homme tu dois être, ou devenir... De ma vie de serviteur des dieux, je n'ai jamais vu quelqu'un des mondes de Tailleurs passer avec succès l'épreuve des lézards. Ils sont les justes gardiens du dieu Méhom : ceux qui meurent sous leurs dents, ceux-là ne méritaient pas le précieux bien de la vie. Toi, tu dois vivre, cultiver ton bien. Vivre et accomplir...
— Accomplir quoi, bon Dieu ?... »
La signification de ce charabia échappait à Tixu. Il avait passé le plus clair de son temps à chérir l'idée qu'il n'était qu'une carcasse vide, une machine folle dirigée par des sens trompeurs, un intellect obtus, fourvoyé sur des routes qui ne menaient nulle part. Déjà, le simple fait qu'il fût en vie, allongé sur ce matelas bizarre et sous cette couverture de peau écailleuse, devisant tranquillement avec un homme nu sur la divinité de bestioles voraces et répugnantes, lui apparaissait comme une montagne d'incongruité, d'absurdité.
« Accomplir ton destin, poursuivit Kacho Marum, imperturbable. Car ton destin dépasse ton entendement. Tu as bu l'eau intérieure des lézards, tu as été oint de leur graisse : elles t'ont permis de rompre le charme de notre amie la mort. Malgré l'eau de Méhom dans tes poumons, malgré les très grandes blessures à ton épaule et à ta tête. Rends grâce aux lézards : ils t'ont aidé à garder le précieux cadeau de la vie ! Peu d'êtres à deux jambes bénéficient de leur médecine.
— Pourquoi moi ? Qui décide de ce genre de choses ? demanda Tixu, qui comprenait un peu mieux désormais pourquoi la cabane empestait le fumet des reptiles géants.
— Seul un ima sadumba de la forêt profonde comme Kacho Marum, gardien sacré et ami des lézards, dernier maillon d'une longue chaîne d'imas sadumbas, eux-mêmes amis des lézards, peut décider s'il doit ou non administrer la médecine des lézards. Toi, jeune hôte, tu es le seul humain des mondes de Tailleurs que moi, Kacho Marum, ai guéri avec la permission des dieux. Telle était la volonté du Grand Lézard ! »
Un voile de tristesse assombrit les traits du Sadumba.
« Plus grand monde ne le mérite. Les autres hommes des mondes de Tailleurs, les mineurs, souffrent d'une maladie incurable : la fièvre de l'optalium. Beaucoup de ceux de mon peuple boivent l'alcool qui transforme l'âme en désert. Ils n'ont plus de respect pour les dieux. Malheur à eux s'ils tombent dans le fleuve Agripam ! Et pourtant, jeune hôte, la graisse et l'eau des lézards est toute-puissante contre les maladies. Elles guérissent même la zenoïba, que les remèdes des hommes-médecine de la C.C.P.S. ne savent pas combattre.
— Comment... faites-vous pour récupérer leur graisse et leur... eau intérieure ? Vous les capturez ? »
Une crise de fou rire secoua Kacho Marum, qui se frappa vigoureusement les cuisses entre deux hoquets. Le rire, chez lui, était l'expression candide d'une joie limpide, l'écoulement musical d'un lac débordant de sérénité.
« Les lézards ? Capturés ? Jamais personne n'est parvenu à capturer des dieux ! Jamais personne n'y parviendra ! Ils sont trop forts, trop malins... Il y a longtemps, Kacho Marum n'était encore qu'un enfant, des chasseurs des mondes de Tailleurs sont venus en expédition sur-Deux-Saisons pour voler et vendre leurs peaux. Tous ont perdu le bien précieux de la vie ! Les lézards ne confient leurs secrets qu'à leurs fidèles serviteurs, les imas sadumbas de la forêt profonde. Lorsqu'ils ont accompli leur tâche et sont sur le point de quitter le monde de Méhom, ils se rendent dans un endroit connu seulement des imas sadumbas. Alors, ils font le don de leur corps avant même que la vie ne les abandonne. Ils s'échouent sur la rive, se couchent sur le dos et se laissent ouvrir pour que nous puissions récupérer leur eau intérieure et leur graisse. Des trafiquants ont cherché à percer le secret du cimetière des lézards. Ils ont tous perdu le cadeau de la vie ! Kacho Marum ne transmettra le secret qu'à son fils aîné, qui deviendra à son tour ima sadumba et juge de médecine. Tes forces de vie sont revenues. Tu ne sens plus la douleur, n'est-ce pas ? »
Tixu leva le bras et éprouva l'articulation de son épaule.
« Je ne sens plus rien... C'est bizarre... C'est comme si je n'avais jamais rien eu...
— Eh bien ! Eh bien ! Telle est la puissance de la médecine des dieux ! Tu ne devras jamais oublier qu'elle t'a guéri !
— Encore une fois, pourquoi ?... Pourquoi moi ?
— A toi de trouver, jeune hôte ! Le Grand Lézard ne se trompe jamais. Si tu mérites encore le cadeau de la vie, c'est pour en faire un bon usage. Tu peux te lever à présent ?
— Je ne sais pas... Je crois que oui... »
Tixu se redressa avec prudence. Ses muscles et articulations ne le faisaient plus souffrir. Encouragé, il se leva et esquissa quelques pas maladroits. Ses pieds nus foulèrent le sol de la cabane, qui n'était pas constitué de planches mais d'immenses os reliés les uns aux autres par des ligaments séchés. Il se sentait environné, protégé par une gangue molle et chaude.
« Bien ! Bien ! jubila Kacho Marum. Tu es de nouveau en forme ! Les lézards ont été très bons pour toi ! »
L'odorat de Tixu s'accoutumait au lourd remugle. Il ne le gênait plus, comme si le massage de Malinoë avait eu pour conséquence de le familiariser avec la quintessence même de cette odeur. Sur des étagères rudimentaires, fixées aux saillies des cloisons, s'alignaient des récipients de différentes tailles dans lesquels macérait un liquide ambré, dense, le même que celui dont s'était servie Malinoë mais à un stade différent de préparation.
« Vois : les murs de ma maison, le sol de ma maison, le toit de ma maison, tout a été construit avec le corps du lézard. » La voix grave du Sadumba se gonflait de fierté. « Ainsi, Malinoë, mes enfants et moi vivons en permanence dans son ventre et il nous protège à chaque instant du jour et de la nuit. A la saison des pluies, à la saison de la sécheresse. Le matelas qui soutenait ton corps, c'est la vessie du lézard. La couverture qui te donnait sa chaleur, c'est sa peau. Que peuvent contre nous les démons de la forêt et les démons venus des mondes de Tailleurs ? »
Un sourire à la fois incrédule et approbateur affleura sur les lèvres de Tixu. Un torrent d'énergie se répandait dans ses veines, dans ses organes, aussi frais, aussi pur qu'une source vierge jaillissant de la roche. Une sève vitale montait le long de sa colonne vertébrale, chargée d'une chaleur et d'une puissance infinies, telle une lave en fusion. La vie reprenait possession de lui, conquérante impétueuse et pressée d'occuper un territoire trop longtemps resté en friche. Il avait caressé la mort et n'avait dû son salut qu'au réflexe de Kacho Marum, que le hasard avait amené sur la rive du fleuve. Hasard ? Providence ? Quelle importance ? Pour la première fois depuis qu'il avait ouvert les yeux dans cette étrange demeure, il prenait pleinement conscience qu'il était en vie et que la vie était une chance formidable, unique. Un cadeau, selon l'expression de l'ima sadumba.
« Et maintenant, allons manger ! Tu verras, la forêt est belle, vue de ma maison ! »
La joie de Kacho Marum semblait indiquer qu'il participait à la résurrection intime de Tixu. Il déplia ses longues jambes, se releva avec souplesse et sortit. L'Orangien lui emboîta le pas. Dans l'autre pièce, Malinoë s'affairait au-dessus d'une sorte de marmite ivoirine sous laquelle rougeoyaient des braises. Les trois enfants qui jouaient à proximité se précipitèrent sur Tixu, se chamaillèrent et se bousculèrent pour être les premiers à le toucher. La voix sévère de Kacho Marum brisa net leur élan. Les gosses, dont l'aîné devait avoir une dizaine d'années, s'assirent dans un coin mais leurs yeux volages persistèrent à démentir leur attitude soumise. Malinoë écarta le rideau ajouré de ses cheveux et se tourna, souriante, vers Tixu : « Toi guéri ! Bien, bien ! » L'Orangien lui rendit son sourire. « Oui... euh... je... merci pour... — Pas de merci I l'interrompit Kacho Marum. Malinoë et moi avons seulement accompli notre devoir sacré, qui est l'obéissance aux dieux. Le devoir sacré n'a pas besoin de merci ! »
La pièce était en tout point similaire à celle qu'ils venaient de quitter : mêmes matériaux, même sobriété. Seule variante, en lieu et place du matelas le sol était jonché de coussins marron — des sièges ? — disposés autour d'un carré de matière transparente. Un flot de lumière tombait d'une étroite lucarne, où s'engouffraient également des gouttes de pluie et l'extrémité d'une branche feuillue.
Kacho Marum ouvrit une porte en enfilade qui donnait sur une terrasse dépourvue de balustrade ou de toute autre forme de protection. Par endroits, des flaques d'eau stagnante accusaient l'inégalité du sol. Les morsures du vent et de la pluie firent prendre conscience à Tixu qu'il était, comme ses hôtes, entièrement nu. Jusqu'alors, ce détail ne l'avait pas frappé, peut-être parce que, chez les Sadumbas de la forêt profonde, la nudité était naturelle, saine et sans équivoque. Il frissonna et croisa les bras sur sa poitrine pour récupérer un peu de chaleur.
La cabane de Kacho Marum se dressait sur la branche maîtresse d'un arbre géant situé en plein cœur de la forêt. Des branches médianes la cernaient de toutes parts, formaient d'inextricables parois vertes et brunes. Une passerelle de cordes partait du bord de la terrasse et se jetait, une trentaine de mètres plus loin, dans les ramures d'un autre arbre géant. Puis elle se glissait dans les frondaisons ajourées et repartait dans une nouvelle direction. En contrebas, les troncs des arbres plongeaient directement dans l'eau, qui s'étendait à perte de vue et sur laquelle flottaient de frêles esquifs, des pirogues en peau et en os de lézard. Non loin, quelques reptiles nonchalants traçaient leurs sillons rectilignes sans se soucier des Sadumbas qui manœuvraient leurs embarcations. Tixu s'avança sur la terrasse et désigna les lézards :
« Ils... n'attaquent pas ?
— Toi, tu n'as pas bien compris ! répondit Kacho Marum. Les gardiens du fleuve ne s'attaquent qu'à ceux qui ne méritent plus de vivre. Ceux de mon peuple savent que, s'ils tombent dans l'eau, ce sont les lézards qui détermineront s'ils doivent restituer ou conserver le précieux bien de la vie. La forêt est belle, n'est-ce pas ?
— Magnifique ! » approuva Tixu, sincère.
De ces arbres aux troncs droits et massifs, se réfléchissant à l'infini sur le miroir lisse et gris de l'eau comme les majestueuses colonnes d'un temple reflétées sur un carrelage poli par les ans, de cette voûte aux innombrables clés vertes soulignées par les festons arrondis des passerelles s'exhalait un puissant parfum de magie. L'âme de Tixu se fondit dans cette lumière céleste et cet équilibre parfait, dans cette harmonie virginale des premiers temps. Il se laissa envoûter et s'abandonna sans réserve au silence enchanteur de la forêt profonde.
Le visage de la Syracusaine apparut dans son propre temple intime. Il était incroyablement net, comme illuminé de l'intérieur. Aucun son ne franchissait les lèvres ourlées de blanc, mais il sut qu'elle l'appelait. Elle parlait directement à son âme, transcendant les canaux grossiers de ses sens. Il ressentit avec acuité sa supplique, son désespoir, il perçut son cri de détresse, puis d'autres appels, d'autres cris, et il eut bientôt le sentiment qu'une foule immense, grondante, vociférante, se répandait dans ses artères, dans ses veines, dans ses vaisseaux, jusqu'aux extrémités de ses membres. Il se raidit pour juguler la ruée de cette multitude hurlante, secoua la tête, pressa les mains sur ses oreilles pour faire cesser cet insupportable vacarme. En pure perte : l'univers entier semblait s'être ligué contre lui, et les clameurs se changeaient en invectives féroces, blessantes, aussi coupantes que les mandibules d'insectes affamés s'abattant sur une charogne. Puis une voix basse s'éleva, domina le tumulte et psalmodia un chant monocorde :
« Ton destin... Accomplir ton destin... Ton destin... Accomplir ton destin... Ton destin... »
Tout se déchira subitement. A l'effarant tapage succéda sans transition l'atmosphère enchantée, paisible de la forêt. Tixu se tourna vers Kacho Marum qui l'épiait du coin de l'œil avec un intérêt mal dissimulé.
« Je dois partir, dit l'Orangien d'une voix calme, posée mais déterminée. Je dois partir tout de suite.
— La forêt t'a délivré son message, déclara l'ima sadumba. Luhaïm, le dieu de la forêt, te soutiendra. Les mondes de Tailleurs sont au bord du gouffre. Si tu n'accomplis pas ton destin, aucun être à deux jambes ne méritera bientôt de garder le cadeau de la vie !
— Puis-je avoir mes vêtements ?
— Ils sont prêts. Mais avant, il faut que tu prennes le temps de manger et de boire de l'eau intérieure du lézard pour consolider ta guérison. Tu es doublement béni, jeune hôte, car après le Grand Lézard, la forêt t'a prêté sa voix !
— Comment... comment pourrai-je un jour vous remercier ? » balbutia Tixu.
Il venait à l'instant de prendre conscience de la noblesse, de la grandeur d'âme de son hôte. Il lui voua sur-le-champ, sans retenue, un amour empreint d'estime et de respect.
« Encore ? Tu es plus borné et stupide qu'un enfant de deux ans ! s'exclama Kacho Marum. Mais, puisque tu tiens tant à me remercier, je vais te donner satisfaction : fais ce que tu dois faire et je serai plus que remercié. Et ce merci, je le rendrai à qui de droit, à mes amis les lézards du fleuve Agripam. »
Sans autre commentaire, l'ima sadumba de la forêt profonde entra dans sa maison, où l'accueillirent les rires espiègles de ses enfants. Tixu se hâta de l'y rejoindre. La Syracusaine, sa passagère du matin, était en danger de mort sur Point-Rouge. Elle représentait la dernière chance, l'ultime espoir d'un univers en perdition. Il n'y avait plus de temps à perdre. Il espéra de toutes ses forces qu'il n'arriverait pas trop tard.
Il fallait pour cela que le déremat de l'agence soit encore en état de marche. Et aussi que l'inspobot, l'infaillible limier de la Compagnie, ne se soit pas déjà lancé sur ses traces.
CHAPITRE V
Si tu vois un homme travailler dehors,
Quand Feu Rouge est au zénith,
Sache que cet homme n'est pas un
Prouge, mais un godappi.
Quand Feu Rouge brille,
Un Prouge dort.
Proverbe prouge